Après sa rencontre avec le Président du Nicaragua
Le témoignage de Bernard Lavilliers

Managua,(ANN). "Nous errons au milieu des poubelles de la rue des
Lombards, sous l'oeil glauque des videurs de la boîte de nuit. Il fait
froid, il fait seul. Au petit matin, la place BLanche nous recueille, transis
et fous de solitude".
Bernard Lavilliers a commencé à chanter dans l'épaisseur
moîte de la nuit, sous les grands hévéas de la Casa
Fernando Gordillo, la maison des artistes.
Ce concert est un cadeau, a-t-il dit. Venu pour faire un reportage, uniquement
accompagné de son percussioniste Dominique Mahut, il n'a pas voulu
repartir sans rendre à sa façon ce qu'il avait reçu.
Aidé de l'ASTC (association sandiniste des travailleurs de la culture),
il s'était fait un programme de visites, de rencontres, dont il a
donné le détail à l'ANN au cours d'une entrevue
réalisée à la fin de son séjour. Et puis, nous
avons parlé de politique...
- MF : Quelles sont tes impressions générales sur
le pays, les gens, la révolution... ?
- BL : Avant de venir, je ne savais presque rien sur le
Nicaragua. Je voulais réaliser un reportage sur les enfants de la
guerre, comme j'ai l'intention d'en faire un sur le même thème en
Palestine par exemple. Quand je suis arrivé, j'ai d'abord trouvé
que c'était un pays très beau, et contrairement à ce qu'on
pourrait croire, les gens ne sont pas tristes. Quant à la
révolution, j'ai vu à Incine des reportages sur l'époque
de Somoza, et le Nicaragua de maintenant n'a évidemment rien à
voir avec cette époque. On sent une révolution qui est en
marche.
- MF : Tu as rencontré le président Ortega, qui t'a
accordé une entrevue de trois heures. Quelle impression t'a-t-il
laissée ?
- BL : Daniel Ortega est ouvert, très intelligent,
très rapide, très concentré et précis quand il
répond. Ce n'est pas quelqu'un qui récite : il écoute
la question, puis il y réfléchit. Il n'a absolument pas la langue
de bois, comme les politiciens ordinaires. C'est un être humain. Il est
extrêmement politique, au sens étymologique, et on sent que c'est
quelqu'un qui a beaucoup souffert, qui sait ce que c'est la vie. C'est un homme
qui a fait de la prison, qui a été torturé, qui a eu peur.
Il me l'a dit pendant l'entrevue. Il a même ajouté qu'il continue
à avoir peur, tous les jours, et chaque fois qu'il monte sur une
tribune. Ce n'est pas un superman, il a parfaitement conscience qu'un tueur
à gages peut être payé très cher pour le descendre.
J'ai pu constater aussi une chose : les gens l'aiment beaucoup.
- MF : Et sa femme, la poétesse Rosario Murillo ?
- BL : Elle est différente et je les trouve
complémentaires. Elle, c'est une artiste, une esthète. Elle a
beaucoup d'humour. Mais quand on est la femme du président du Nicaragua,
on ne doit guère trouver de temps pour écrire des poèmes.
Elle me l'a dit d'ailleurs.
- MF : Cette révolution s'est faite grâce au travail
d'avant-garde du FSLN, qui a organisé le peuple nicaraguayen. Toi qui te
définis comme anarchiste, qui a durement critiqué les
organisations françaises, ne t'es-tu pas senti en contradiction ?
- BL : Pas du tout, car ce pays a lutté et lutte de façon
réelle, avec les armes. Moi, je n'ai jamais eu la prétention de
détenir la vérité absolue, je déteste qu'on me
donne des ordres, je ne suis pas quelqu'un qui obéit, c'est ça
mon côté anar...
- MF : Mais qu'est-ce que tu aurais fait si tu avais
été Nica ?
- BL : C'est difficile à dire. De toute façon, on
ne pouvait pas être du côté de Somoza. Tu sais, je peux me
mettre au service d'une révolution, mais après, si on m'avait
offert des responsabilités, j'aurais dis non. C'est pas mon truc.
- MF : Mais on ne renverse pas un dictateur et on ne transforme
pas un pays sans une certaine discipline. D'ailleurs, il y a ici un mot d'ordre
qui dit "direction nationale ordonne"...
- BL : Je comprends tout à fait. Il y a des hommes
politiques que je respecte, parce que ce qu'ils font est sans doute
nécessaire. Moi, ma parole est différente, elle parle d'autre
chose. Je ne peux pas me plier aux rigueurs d'un parti ou d'une
idéologie. Mais viscéralement, je serai toujours aux
côtés du peuple. Tu le sais bien, j'ai critiqué les
communistes, mais chaque fois qu'ils m'ont demandé de chanter à
l'oeil, je suis toujours venu, et sans jouer le héros. Par exemple, j'ai
chanté à Longwy, avec les CRS tout autour, qui étaient sur
le point de donner l'assaut pour reprendre le contrôle de la ville. S'il
y a un coup de main à donner, je suis toujours du côté de
qui m'intéresse, c'est-à-dire du côtédu peuple.
- MF : Et les enfants, tu les as rencontrés ?
- BL : Je suis allé voir des orphelins de guerre, dans un
orphelinat à Yali, au nord de Jinotega. C'est une zone normalement
très dangereuse, mais elle est plus tranquille depuis le début du
cessez-le-feu provisoire. C'est d'ailleurs dans cette région que des
contacts spontanés ont lieu entre les groupes contras et l'armée
sandiniste.
J'ai fait pour les enfants un petit concert avec Dominique. Je leur ai
chanté entre autre la "Fench Vallée", parce qu'elle a
du rythme; c'était un peu surréaliste, cette chanson qui parle de
hauts fourneaux, dans cet endroit... mais les enfants ont tapé dans
leurs mains.
Je les ai filmés et interrogés. Cependant, je n'ai pas pu
évoquer avec eux la guerre, telle qu'ils l'ont vécue,
c'est-à-dire la mort de leurs parents assassinés par la Contra.
C'est un traumatisme bien trop profond pour qu'ils aient pu m'en parler.
- MF : Dans un autre ordre d'idées, que penses-tu du
niveau atteint dans le domaine artistique ?
- BL : Je suis loin d'avoir vu le travail qui se fait dans toutes
les disciplines. Cependant, j'ai rencontré des poètes :
Fernando Silva, qui est aussi le directeur de l'hôpital pour enfants
"la Mascotte", Rosario Murillo, Gioconda Belli. J'ai senti que la
poésie est une grande force ici.
J'ai rencontré surtout des musiciens, j'ai joué avec eux puisque
c'était les muisiciens de Mancotal qui m'accompagnaient pour le concert.
J'ai eu beaucoup de contacts avec Luis Enrique Mejia Godoy. C'est un personnage
formidable, je l'aime beaucoup. Il a joué avec Moncotal en
première partie du concert pour attirer un public nica.
Ce geste m'a touché. J'aimerais vraiment qu'il chante en première
partie de mon prochain spectacle qui aura lieu au Zénith en mars 1989.
- MF : Tu connais bien presque toute l'Amérique latine.
Quelles différences sens-tu avec le Nicaragua ?
- BL : Ce n'est, bien sûr, pas du tout la même chose.
Par exemple, avant de venir, j'ai passé trois semaines à
Haïti. Là-bas, c'est une pseudodémocratie. Lors des
dernières élections, beaucoup de gens qui allaient voter se sont
fait assassiner. On voit énormément d'Haïtiens errer dans
les rues, sans travail. Au Nicaragua, on a l'impression que les gens ont du
travail, qu'ils ne se sont pas laissés à l'abondon. On voit que
les choses sont organisées, même si certains se plaignent de la
bureaucratie. En plus, ils n'ont pas toujours ce qu'il faut pour travailler
correctement à cause du blocus. Il ne faut pas perdre de vue ce genre de
choses. Autre exemple : partout en Amérique latine, il faut donner
de l'argent sous la table, donner des bakchichs à tout moment et pour
tout. Ici, je n'ai jamais eu à le faire.
- MF : Tu es arrivé au moment où se déroule
le processus de négociation avec la Contra. Que penses-tu de l'attitude
des Scandinaves ?
- BL : Ils ont une attitude de conciliation, et c'est la
première fois que je vois un pays révolutionnaire qui, au lieu
d'aligner ses ennemis contre un mur et de les fusiller leur dit :
"Arrêtez de combattre, rentrez ici, faites votre propagande et si
vous avez raison, c'est la démocratie qui en jugera ".
Pour être objectif, je n'ai rencontré aucun Contra. Pour ce que
j'ai pu en juger, c'est clair qu'ils sont reliés aux États-Unis.
Leur but, c'est de déstabiliser les Sandinistes pour
récupérer leurs privilèges. C'est une affaire de fric et
pas d'idéologie. D'ailleurs, ils ont l'attitude d'hommes d'affaires.
Pour l'instant, ils retardent tant qu'ils peuvent le moment de signer la paix,
en se disant que les États-Unis peuvent peut-être encore faire
quelque chose pour eux. Mais Reagan a des problèmes au plan
international et au plan national. Il y a une opposition à sa politique
d'ingérence dans les affaires internes du Nicaragua, on voit des
Amériques qui manifestent devant la Maison blanche aussi bien qu'ici
devant l'ambassade des Etats-Unis.
Reagan se confronte donc à cette opposition, à celle du
congrès et à l'opinion internationale. Mais la Contra
espère encore qu'il va dé bloquer la situation. Il faut dire que
parmi eux, il y a de toute évidence des gens qui ne veulent pas de la
paix. Ils ne signeront que s'ils sont contraints de le faire parce qu'ils n'ont
plus rien à manger, plus d'armes. Et puis ils font durer aussi pour
laisser planer sur les conversations actuelles la menace de la reprise de la
guerre. Ils agissent comme la Mafia. Ils ont la même façon de
discuter que les mafiosi : je tends une main, mais dans l'autre je tiens
un flingue. A mon avis, il faut tailler un short à Bermudez !!!
- MF : As-tu l'impression que le Nicaragua est un pays
libre ?
- BL : Je me suis promené partout, je n'ai jamais
été contrôlé par la police ou par l'armée.
Les droits fondamentaux à mon avis sont respectés. Il est
sûr que je ne suis pas là depuis longtemps, mais on ne voit
personne se faire bastonner, se faire contrôler, se faire aligner contre
un mur avec les mains sur la tête. En France, on est infiniment plus
contrôlé qu'ici. À Paris, il y a beaucoup plus de policiers
qu'à Managua. Moi, tu me connais, j'aime pas les flics. Par ailleurs, je
suis allé plusieurs fois à l'institut nicaraguayen du
cinéma. J'ai été surpris par la qualité tant des
documentaires que des films de fiction. D'ailleurs, j'ai acheté les
droits de deux documentaires : l'un sur l'insurrection et les premiers
mois de la révolution, le second sur la construction de la ligne de
téléphone sur la Côte atlantique par les brigades de
Telcor. Je vais les diffuser en France, car cela me paraît important. Je
crois qu'il y avoir de grands réalisateurs nicas.
- MF : Que vas-tu faire de tout ce que tu as vu et entendu et
senti...
- BL : Une émission de télévision de presque
trois heures en septembre, au cours de laquelle je vais présenter le
disque que je suis en train de faire et qui est consacré aux enfants
dans la guerre. J'y parlerai d'Haïti, du Nicaragua, de la Palestine et
peut-être de l'Afrique du Sud. Je vais donc aller filmer les enfants
palestiniens. Pour l'Afrique du Sud, on m'a refusé mon visa à
cause de la chanson "Noir et blanc" qui parle de Nelson Mandela.
L'émission comportera les images des pays où j'aurai
séjourné, par exemple des extraits de l'entrevue de Daniel
Ortega. Je chanterai en direct les chansons que j'aurai composées dans
ces différents endroits.
- MF : Tu as donc composé une chanson ici ?
- BL : Cette chanson s'appelera "Los Ninos".
- MF : Alors que le Nicaragua est accusé d'être
totalitaire, communiste et terroriste, Bernard Lavilliers va-t-il avoir envie
de le défendre ?
- BL : Évidemment. À ma manière, bien
sûr. Pas question de faire du prêt-à-penser. J'expliquerai
simplement mon expérience. J'étais là aussi comme
journaliste, et c'est vrai qu'en deux semaines je peux difficilement me
permettre de juger. Mes impressions subjectives et mes émotions,
voilà ce que je dirai.
- MF : As-tu un message pour les Nicas ?
- BL : D'abord, je voudrais leur annoncer que je reviendrai pour
le dixième anniversaire de la révolution , avec tous mes
musiciens. Et puis...j'espère que la paix va venir, mais pas à
n'importe quel prix. On ne se fait pas torturer et assassiner pendant longtemps
pour ensuite signer une paix bancale, une paix "cheep", de
dernière minute. Il faut déchouquer la guerre, comme on dit
à Haïti, la déraciner. C'est le message que j'ai pour
eux : une paix durable, qui ne puisse pas être remise en question
tous les quinze jours, sinon c'est l'enfer et on s'use vite à ce petit
jeu.
- MF : Si la Contra ne signe pas la paix, la seule solution qui
reste au peuple nica est de continuer la guerre et d'en finir une bonne fois
pour toute avec la Contra. Ce sera alors la consigne "tout pour la
guerre". Mais ça risque d'être dur à expliquer
à l'extérieur.
- BL : Moi, je pourrai très bien l'expliquer si de temps
en temps on me demande mon avis.
- MF : Autre thème : les élections
françaises.
- BL : C'est dramatique, insensé. Que Le Pen soit
crédible, je ne comprends pas. Il n'est qu'à un point de Barre,
ex-premier ministre. Et le pire, c'est que si seulement deux pour cent des
électeurs de Chirac avaient voté Le Pen et Mitterrand.
Il est vrai qu'on peut se demander s'il y a une grande différence entre
Chirac et Le Pen. Dans le discours, peut-être, mais dans la
réalité, pas sûr !
Si Mitterrand gagne, de toute façon, ça n'effacera pas les 15%
pour Le Pen. Je trouve que les socialistes sont responsables de cette
situation. Volontairement ou non, ils ont laissé Le Pen faire son
cirque. Il est devenu une star, le guignol qui met des coups au gendarme. Les
socialistes ont fait un peu le jeu de l'extrême-droite sur le plan
médiatique.
Interview réalisée par Michèle Faure
(Mai 1988)